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Très proches l’une de l’autre, Simeonstrasse et Neuenburger Strasse sont cependant très différentes : si cette dernière avait bien besoin d’un petit coup de peinture, il faudrait remplacer la plupart des vitres de la première. Qualifier Simeonstrasse de pauvre reviendrait à dire que Gœbbels a des difficultés à se chausser.

Des immeubles de cinq ou six étages, reliés par des cordes à linge, se dressaient de chaque côté, telles deux falaises de granit enserrant une rue pavée rugueuse comme un dos de crocodile. Des garçons au visage fermé, un mégot noirci au bec, étaient adossés aux angles effrités de ruelles obscures, regardant des bandes de gamins morveux jouer à la marelle sur les trottoirs. Les gosses jouaient bruyamment, ignorant aussi bien leurs aînés que les faucilles et les marteaux, les svastikas et les obscénités diverses barbouillés sur les murs. Enfouies en dessous du niveau de la chaussée jonchée d’ordures, noyées dans l’ombre des bâtiments qui occultaient le soleil se trouvaient les échoppes et les officines du quartier.

À vrai dire, l’activité commerciale y était fort réduite. L’argent manquait cruellement, et pour la plupart de ces magasins, les affaires étaient aussi florissantes qu’une planche de chêne dans une église luthérienne.

Ignorant la grosse étoile de David peinte sur les volets de bois protégeant la vitrine, je pénétrai dans la boutique d’un prêteur sur gages. Une clochette retentit lorsque je poussai la porte. Doublement privée de la lumière du jour, l’échoppe était uniquement éclairée par une lampe à huile suspendue au plafond bas, de sorte que j’eus l’impression d’être monté à bord d’un vieux trois-mâts. J’examinai les lieux en attendant que Weizmann, le propriétaire, émerge de son arrière-boutique.

À côté d’un vieux Pickelhaube[9] je distinguai dans une cage en verre une marmotte empaillée qui semblait avoir succombé à la maladie du charbon, et un vieil aspirateur Siemens. Il y avait également plusieurs caisses de médailles militaires, pour la plupart des Croix de fer de seconde classe comme la mienne, une vingtaine de volumes du Calendrier naval de Köhler, orné de navires depuis longtemps coulés ou partis à la casse, un poste de radio Blaupunkt, un buste de Bismarck tout ébréché et un Leica poussiéreux. Je farfouillais dans la caisse de médailles lorsqu’une forte odeur de tabac, accompagnée d’une toux qui m’était familière, m’annonça la présence de Weizmann.

— Vous devriez vous soigner, Weizmann.

— Quel plaisir pourrait m’apporter une longue vie ?

Une toux sifflante accompagnait chacun de ses mots et le guettait au coin de ses phrases comme un hallebardier assoupi sur lequel il pouvait à tout moment trébucher. Il réussissait parfois à la maîtriser, mais cette fois, il fut pris d’une quinte d’une telle violence qu’elle n’avait plus rien d’humain. On aurait dit le bruit d’une voiture qu’on essaie de faire démarrer avec une batterie à plat. Et, comme d’habitude, cela ne parut pas le soulager le moins du monde. Elle ne lui fît pas non plus ôter la pipe de la bouche, bouche tenant plus du pot à tabac que d’autre chose.

— Vous devriez sortir prendre l’air de temps en temps, lui conseillai-je. Ou du moins respirer autrement qu’à travers le tuyau d’une pipe.

— L’air, ça me monte tout de suite à la tête. De toute façon, il vaut mieux que je m’entraîne à m’en passer : d’ici peu ils risquent bien d’interdire l’oxygène aux Juifs. (Il souleva l’abattant du comptoir et m’invita d’un geste.) Venez par ici, mon ami, et dites-moi ce que je peux faire pour vous.

Je le suivis dans l’arrière-boutique, remarquant au passage que les rayonnages où il entreposait ses livres étaient vides.

— Les affaires reprennent ? lui demandai-je. (Il se tourna vers moi d’un air interrogateur.) Où sont passés tous vos livres ?

Weizmann secoua tristement la tête.

— J’ai dû m’en débarrasser. Depuis les lois de Nuremberg, expliqua-t-il avec un sourire amer, les Juifs n’ont plus le droit de vendre de livres, même d’occasion. (Il se retourna et pénétra dans l’arrière-boutique.) J’en suis arrivé à croire à la justice comme je crois à l’héroïsme de Horst Wessel[10].

— Horst Wessel ? Jamais entendu parler.

Weizmann sourit et pointa le bout de sa pipe sur un vieux sofa jacquard.

— Asseyez-vous, Bernie. Je vais nous préparer un verre.

— Hé ! hé ! mais dites-moi, ils vous autorisent tout de même à picoler ? Dire que j’ai failli vous plaindre quand vous m’avez raconté cette histoire de vieux bouquins. Rien n’est perdu tant qu’il reste un verre à boire.

— Tout à fait d’accord avec vous, mon ami.

Il ouvrit un petit placard d’angle, en sortit une bouteille de schnaps et nous servit, délicatement mais généreusement. Puis, me tendant mon verre, il reprit :

— Je vais même vous dire quelque chose. S’il n’y avait pas autant de gens qui boivent, ce pays serait vraiment très mal parti. (Il leva son verre.) Que les ivrognes se multiplient ! C’est notre seule chance d’échapper à une Allemagne menée à la baguette par les nazis !

— À tous nos ivrognes ! fis-je en le regardant boire.

Il avait un visage plein de perspicacité, avec une bouche qui ne se départait jamais d’un sourire ironique, même emmanchée de son éternelle cheminée. Son gros nez, chaussé d’épaisses lunettes sans monture, séparait deux yeux légèrement trop rapprochés. Il avait le front haut et ses cheveux encore noirs étaient soigneusement rabattus sur le côté droit. Avec son costume rayé bleu sortant de chez le blanchisseur, Weizmann avait quelque chose d’Ernst Lubitsch, l’acteur comique devenu metteur en scène. Il s’assit devant un bureau à cylindre et se tourna vers moi.

— Alors, que puis-je faire pour vous ?

Je lui montrai la photo du collier de Six. Il l’examina, la gorge sifflante, puis sombra dans une quinte de toux avant de pouvoir reprendre la parole.

— Si ce bijou est authentique (il sourit et secoua la tête) et il doit bien l’être, sinon je ne vois pas pourquoi vous me le montreriez, eh bien, je dois dire que c’est une très belle pièce.

— Il a été volé, dis-je.

— Bernie, je suppose que si vous êtes là, ce n’est pas parce qu’il est accroché à un arbre en attendant qu’on aille le cueillir, rétorqua-t-il. Oui, c’est un très beau collier, mais que pourrais-je vous en dire que vous ne sachiez déjà ?

— Allons, Weizmann. Avant qu’on ne vous prenne la main dans le sac en train de voler, vous étiez un des meilleurs bijoutiers de chez Friedlaender.

— Quelle délicate façon de présenter les choses !

— Vous avez passé vingt ans dans le métier. Les bijoux n’ont aucun secret pour vous.

— Vingt-deux ans, rectifia-t-il en nous resservant du schnaps. Eh bien, posez-moi vos questions, Bernie. Nous verrons si je peux vous répondre.

— Comment s’y prendrait-on pour s’en débarrasser ?

— La solution la plus simple consisterait à le jeter dans le canal. Sinon, si c’est pour le vendre, cela dépend.

— Cela dépend de quoi ? fis-je patiemment.

— De la personne à qui il appartient, si c’était un juif ou un goy.

— Allons, Weizmann, pas de théologie avec moi, je vous en prie.

— Non, je parle sérieusement, Bernie. En ce moment, le marché du diamant est au plus bas. Tous les Juifs vendent leurs bijoux pour fuir l’Allemagne, ou du moins ceux qui ont la chance d’en posséder. Et comme vous vous en doutez, on les leur prend au plus bas prix. Un goy a tout intérêt à attendre que le marché remonte. Un Juif ne peut pas attendre. (Il se mit à tousser violemment, examina plus longuement la photo et haussa les épaules.) À mon avis, j’ai peu de chance de le voir passer. J’achète bien quelques petites pièces, mais rien de suffisamment important pour intéresser les types de l’Alex. Ils me connaissent aussi bien que vous, Bernie. Ils savent très bien que j’ai été en taule. Au moindre faux pas, je me retrouverai en KZ en moins de temps qu’il ne faut à une stripteaseuse du Kit-Kat pour enlever sa culotte. (Sifflant comme un vieil harmonium rongé par les vers, il sourit et me tendit la photo.) Le meilleur endroit pour le vendre, ce serait Amsterdam. À condition de pouvoir le faire sortir d’Allemagne, évidemment. Aujourd’hui, les douaniers allemands sont le cauchemar du contrebandier. Cela dit, il y a des tas de gens à Berlin qui aimeraient l’acheter.

— Qui, par exemple ?

— Ça pourrait intéresser les « doubles plateaux » – les bijoutiers avec un plateau sur le comptoir et un autre dessous. Comme Peter Neumaier. Un spécialiste des bijoux anciens. Il a un joli petit magasin dans Schlüterstrasse. Ce collier est tout à fait le genre de truc qu’il recherche. Il paraît qu’il est plein aux as et qu’il peut payer dans n’importe quelle monnaie. Oui, je crois que ça vaudrait le coup d’aller lui rendre une petite visite.

Il inscrivit le nom du bijoutier sur un papier.

— Sinon, il y a Werner Seldte, reprit-il. Il a l’air comme ça un peu « Potsdam », mais sous ses airs stricts, il ne cracherait pas sur une belle pièce, même d’origine douteuse.

Traiter quelqu’un de « Potsdam » était le définir, à l’instar des vieux royalistes de cette ville, comme une personne suffisante, hypocrite et désespérément vieux jeu, aussi bien dans le domaine intellectuel que social.

— À vrai dire, il n’a pas plus de scrupules que la dernière des faiseuses d’anges. Il tient boutique dans Budapester Strasse – ou Ebertstrasse ou Hermann Gœring Strasse ou je ne sais comment les rigolos du Parti l’ont rebaptisée.

« Et puis il y a les gros marchands, les types qui travaillent dans de beaux bureaux où un client qui entre se renseigner pour une bague de fiançailles est aussi mal vu qu’une côtelette de porc dans la poche d’un rabbin. Ces gens travaillent surtout au baratin. (Il nota quelques noms.) Celui-ci, Laser Oppenheimer est juif. Vous voyez que je suis équitable et que je n’ai rien contre les goyim. Son bureau est dans Joachimsthaler Strasse. D’après ce que je sais, il est toujours en activité.

« Il y a aussi Gert Jeschonnek. C’est un nouveau. Avant il travaillait à Munich. D’après ce qu’on m’a dit, c’est une des pires Violettes de Mars que tu puisses rencontrer – vous savez, ces gens qui adhèrent au Parti pour faire le plus d’argent possible. Il a plusieurs bureaux très chics dans cette monstruosité métallique de Potsdamer Platz. Comment ça s’appelle, déjà ?

— Columbus Haus, dis-je.

— C’est ça. Columbus Haus. On dit que Hitler n’apprécie pas beaucoup l’architecture moderne. Vous savez ce que ça veut dire, Bernie ? (Weizmann eut un petit rire.) Ça signifie que lui et moi, on a au moins un point en commun…

— Voyez-vous quelqu’un d’autre ?

— Peut-être. Je ne suis pas sûr, mais c’est possible.

— Qui ?

— Notre illustre Premier ministre.

— Gœring ? Il achèterait des bijoux volés ? Vous plaisantez ?

— Pas du tout ! répondit-il avec véhémence. Il a une passion immodérée pour les objets de luxe. Et il n’est pas aussi regardant qu’on le croirait sur les moyens de se les procurer. Je sais qu’il a entre autres un faible pour les bijoux. Quand je travaillais encore chez Friedlaender, il venait souvent au magasin. Il n’était pas riche à cette époque – enfin, il ne pouvait pas encore s’offrir tout ce qu’il voulait, mais il était évident que ce n’était pas l’envie qui lui manquait.

— Seigneur ! m’exclamai-je. Vous me voyez débarquer à Karin-hall en disant : « Excusez-moi, monsieur le Premier ministre, mais sauriez-vous par hasard quelque chose au sujet d’un collier précieux qui a été dérobé il y a quelques jours dans une maison de Ferdinandstrasse ? Je suppose que vous ne verriez aucune objection à ce que je jette un coup d’œil dans le décolleté de votre femme Emmy pour voir si elle ne l’a pas autour du cou ? »

— Ce serait un sacré boulot d’aller fouiller là-bas, persifla Weizmann d’une voix d’asthmatique. Cette truie est presque aussi grosse que lui ! Je parie qu’elle pourrait allaiter toutes les Jeunesses hitlériennes et qu’il lui en resterait pour le petit déjeuner de son Hermann chéri.

Il fut alors pris d’une quinte de toux à laquelle aucun autre homme n’aurait survécu. J’attendis qu’elle se soit un peu calmée avant de lui tendre un billet de 50 marks. Il le repoussa d’un geste.

— Je ne vous ai rien appris.

— Alors disons que je vous achète quelque chose.

— Pourquoi ? Vous n’arrivez plus à remplir vos poubelles ?

— Non, ce n’est pas ça, mais…

— Attendez une seconde, dit-il. J’ai quelque chose qui peut vous être utile. Un type l’a piqué pendant un défilé sur Unter den Linden.

Il se leva et disparut dans la minuscule cuisine attenante. Il en ressortit avec un paquet de lessive.

— Je vous remercie, mais je porte mon linge sale à laver.

— Non, non, vous n’y êtes pas, dit-il en enfonçant sa main dans la poudre. Je l’ai dissimulé là au cas où j’aie des visiteurs inopportuns. Ah ! voilà !

Il sortit du paquet de lessive un petit objet plat et argenté qu’il frotta contre son veston avant de le déposer dans ma main. C’était un petit ovale métallique, à peu près de la taille d’une boîte d’allumettes. Sur une face, on voyait l’inévitable aigle allemande tenant dans ses serres la couronne de laurier entourant la croix gammée, et sur l’autre face étaient gravés les mots Police secrète d’État[11], avec un numéro. Un petit trou percé en haut de la médaille permettait à son propriétaire de le suspendre sous sa veste. C’était une plaque de la Gestapo.

— Cela devrait vous ouvrir quelques portes, Bernie.

— Certainement, dis-je avec stupéfaction. Seigneur, s’ils vous avaient coincé avec ça…

— Oui, je sais. Mais cela devrait vous économiser pas mal de bakchich, vous ne croyez pas ? Alors, si ça vous intéresse, je vous en demanderai 50 marks.

— Ça me paraît raisonnable, dis-je tout en me demandant si je me risquerais à porter un tel objet.

Mais Weizmann avait raison : ça m’éviterait d’avoir à graisser certaines pattes. D’un autre côté, si je me faisais prendre avec ça, j’étais sûr de me retrouver dans le premier train pour Sachsenhausen. Je lui donnai les 50 marks.

— Un flic sans son décapsuleur. Bon Dieu, j’aurais voulu voir la gueule de ce salopard quand il s’en est aperçu. C’est comme de piquer son embouchoir à un saxophoniste.

Je me levai pour partir.

— Merci pour les renseignements, dis-je. Et au cas où vous ne le sauriez pas, on est en été là-haut.

— Je sais. J’ai remarqué que la pluie était un peu plus chaude que d’habitude. Ce qui me rassure, c’est qu’ils ne peuvent pas mettre cet été pourri sur le dos des Juifs.

— Ne vous faites pas trop d’illusions, lançai-je en partant.